Dans Pays de l’enfance, le philosophe de l’urbanisme approfondit ses réflexions sur « la ville récréative » en s’appuyant sur les travaux de pédagogues et d’architectes et sur ses souvenirs de fils de directeur d’école grandi dans les années 1950 en banlieue parisienne. Thierry Paquot lance des pistes pour que les cours de récréation et les rues des villes répondent davantage aux besoins des enfants de courir et de jouer, favorisant ainsi leur épanouissement personnel et leur autonomie sociale.
Thierry Paquot, en quoi la ville moderne bride-t-elle les enfants ? Est-ce l’urbanisme qui est en question, ou la tendance contemporaine à les surprotéger ?
Les deux sont liés. L’urbanisme contemporain est fondamentalement pensé pour l’automobile, dans l’organisation de l’espace – le « zonage » – et l’étalement urbain et péri-urbain. En plus d’artificialiser l’espace et d’allonger les distances, l’automobile est agressive, violente, et représente un danger réel pour l’enfant. Une ville pédestre, comme dans les centres anciens des cités historiques, accorde en revanche davantage de place à l’enfant car il s’oppose à la suprématie de l’automobile.
Observez-vous néanmoins une évolution avec le développement de la pratique du vélo en ville ?
Oui, et on peut penser que les parents qui pédalent avec leurs enfants sur leur vélo ou à leurs côtés les laisseront plus facilement circuler seuls demain. Cycliste banlieusard à Choisy-le-Roi (Val-de-Marne), je l’ai fait autrefois avec mon fils, tout en me faisant un peu violence. J’étais quand même inquiet car les pistes cyclables n’existaient pas et le vélo était considéré comme un ennemi. Cela n’a d’ailleurs guère changé dans ma commune, à part l’ouverture de pistes cyclables le long de la Seine.
Votre fils n’a pas non plus connu d’apprentissage du vélo dans le cadre scolaire ?
Non. Et lorsque la gendarmerie venait éduquer les écoliers au code de la route en installant des panneaux dans la cour, le parcours s’effectuait en voiture à pédales, pour former de futurs automobilistes…
Vous vous intéressez tout particulièrement à l’architecture des écoles et à l’espace spécifique de la cour de récréation. À quoi ressemblait celle de l’école Jules-Ferry d’Issy-les-Moulineaux, dans les Hauts-de-Seine, où vous étiez écolier ?
Les lieux dans lesquels on grandit contribuent à construire la personne que l’on devient. Je crois en la topophilie, en l’amitié des lieux, et je propose souvent à mes étudiants cet exercice consistant à faire leur autobiographie environnementale. Il est des lieux hostiles, revêches, désagréables, et d’autres qui sont accueillants et apaisants. L’architecture peut écraser, être anxiogène, ou au contraire joyeuse et épanouissante. L’école de mon enfance était un bâtiment des années 1950 en béton. Et, malgré son grand préau équipé comme un gymnase et ses larges baies vitrées, elle ressemblait à une école-caserne.
Vous aviez néanmoins un rapport particulier avec elle puisque votre père en était le directeur…
Oui, j’avais la chance de pouvoir la saisir pendant sa vacance, le jeudi ou le soir après la classe et durant les vacances. Ainsi pouvais-je aussi transgresser la figure d’autorité qu’incarnait mon père, tout en m’accaparant les lieux.
Quel regard l’urbaniste porte-t-il sur les écoles plus modernes qui tendent à remplacer les écoles modèle IIIe République ou de l’après-guerre ? Sont-elles plus propices à l’épanouissement corporel des enfants ?
Il y a eu une nette amélioration. Quand on se détache un peu des normes, perce alors l’inventivité des architectes et des enseignants, lorsqu’ils sont consultés. Je participe parfois à des jurys d’architecture durable, et il arrive que l’on utilise la paille comme matériau et que la cour soit conçue comme un jardin. En effectuant mes recherches pour Pays d’enfance, je me suis d’ailleurs aperçu que cela existait déjà au 19e siècle, de manière exceptionnelle. La pesanteur institutionnelle et centralisatrice demeure cependant plus forte que les intentions réformatrices des enseignants ou de certains élus municipaux.
Vous évoquez la tendance visant à débitumer les cours d’école pour faire apparaître la terre et créer des jardins…
Ces exemples viennent surtout des pays nordiques, d’Allemagne ou de Suisse. En France, on en reste généralement aux cours rectangulaires goudronnées, qui deviennent inévitablement des terrains de foot pour les garçons les plus âgés. Le concept de « cours oasis » dont je me moque gentiment va cependant dans le bon sens en prenant en considération le vivant, végétal et animal, avec des jardins et des îlots de calme où les enfants peuvent s’ils le souhaitent « s’isoler, réfléchir, méditer », pour citer Hassan Fathy, le grand architecte égyptien du siècle dernier, qui professait une architecture bienveillante. Je propose aussi d’inscrire l’école dans la ville comme un bâtiment un peu exceptionnel, en l’ouvrant par exemple sur un parvis arboré et non sur un trottoir étroit venant buter sur des barrières métalliques toutes semblables. Je joue aussi sur les mots en disant que l’on s’intéressera davantage à la « cour » de récréation lorsqu’elle deviendra un « cours » à part entière dans les emplois du temps, au même titre que les maths ou la géographie.
Le problème n’est pas surtout le manque de place ?
Sûrement. Les écoles les plus innovantes sont souvent situées dans des villes nouvelles où le terrain était bon marché et la priorité donnée aux établissements scolaires dans la conception des quartiers.
Vous citez les travaux et les réflexions de très nombreux urbanistes, penseurs et pédagogues. Mais vous, quelle est votre école idéale ?
C’est une école qui fait corps avec son quartier et n’est pas un îlot fermé, protégé, vidéosurveillé. À New York, j’en ai vu où les enfants entraient par un portail de détection des métaux. À l’inverse, en Suisse et dans certaines villes de province, les enfants arrivent à pied ou à bicyclette, avec une certaine insouciance car la ville a ralenti et que la rue de leur école est interdite à la circulation automobile.
Et une ville pensée pour l’enfant, ça existe ?
La ville de Bâle a mené une expérience qui s’appelait « la ville à la taille d’enfant », avec une signalétique et des boutons d’ascenseur ou d’arrêt du tramway et des feux rouges situés à leur hauteur. Dans La Ville des enfants1, l’italien Francesco Tonucci estime que l’enfant est lui-même urbaniste car il a une connaissance réelle et sensorielle de la ville. Ainsi voit-il immédiatement ce qui ne va pas. Le jour où les maires arpenteront leur ville avec les conseils municipaux des enfants au lieu de leur demander de copier les adultes en siégeant autour de tables trop hautes pour eux, les choses changeront peut-être un peu.
Propos recueillis par Philippe Brenot
(1) La Ville des enfants : pour une révolution urbaine (Parenthèses, 2019, paru en italien en 1996). Thierry Paquot a préfacé l’ouvrage, ainsi que le livre fondateur de l’anglais Colin Ward, L’enfant dans la ville (Eterotopia, 2020, paru en anglais en 1978).
Pays de l’enfance, de Thierry Paquot, Terre Urbaine, coll. L’esprit des villes, 250 pages, 20 €. Cet ouvrage non illustré est construit en 4 chapitres (« Du ventre maternel à une chambre à soi », « À l’école buissonnière », « Des aires de jeux aux terrains d’aventure », et « Dehors, le fabuleux royaume de la vie récréative ») prolongés par une « Promenade bibliographique » très documentée.