« Attirer l’attention des enseignants mais aussi des parents sur les fondamentaux de l’apprentissage moteur » : c’est l’objectif poursuivi par Fabrice Delsahut avec « L’EPS à la maternelle », paru à la rentrée 2021 chez Atlande. À travers ses rencontres sportives associatives, l’Usep vise elle aussi ces fondamentaux, en y ajoutant l’initiation aux rôles sociaux. Interview de l’auteur, maître de conférences à l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (Inspé) de Paris, et chronique de son ouvrage, au prisme des interactions à développer entre EPS et sport scolaire dès le plus jeune âge.
Lors de sa conférence de presse de rentrée « sport », le ministre de l’Éducation nationale a laissé échapper que « l’EPS n’existe pas en tant que telle à l’école primaire ». Et voilà que vous, Fabrice Delsahut, publiez un ouvrage intitulé L’EPS à la maternelle, tout en reconnaissant que « le terme EPS n’apparaît pas dans les textes au cycle 1 »…
L’éducation physique et sportive, c’est la discipline d’enseignement. À la maternelle, on peut considérer que cela correspond au temps accordé au développement moteur, à la motricité. Donc, sans être nommée en tant que telle, l’EPS existe bien à la maternelle. Le cycle 1 est même le seul cycle d’enseignement primaire où l’activité physique est quotidienne : de 20 à 25 minutes en petite voire toute petite section (puisqu’on scolarise dès 2 ans désormais), jusqu’à 45 minutes ou une petite heure en grande section. Généralement le matin pour les petits et les moyens, et l’après-midi pour les grands.
Vous observez aussi que l’EPS en maternelle est victime du « diktat du lire-écrire-compter »…
Les textes insistent en effet de plus en plus pour que la maternelle devienne un cours pré-élémentaire, et la grande section un cours préparatoire allégé, avec les mêmes attentes concernant le lire-écrire-compter et en oubliant complètement le développement moteur. C’est l’un des paradoxes de la maternelle : on nous donne du temps mais sans légitimer cet enseignement.
Dans l’introduction de votre ouvrage, vous citez trois exemples de cours d’EPS où des collégiens ou des lycéens adoptent de mauvaises attitudes corporelles dans la pratique du tennis de table, du volley et de la course à pied. Est-ce une façon de sous-entendre, comme le psychologue américain Fitzhugh Dodson, qu’en EPS aussi « tout se joue avant 6 ans » ?
Oui. Il y a beaucoup moins de recherches sur les 3-6 ans que sur le nouveau-né ou l’enfant plus grand, mais les études existantes avancent que, vers 6-7 ans, les grandes transformations motrices sont achevées. Chaque adulte est donc le produit moteur de ses premières années de scolarité ! Et comme enseignant, dans toutes les tranches d’âge jusqu’à l’université, j’observe des manques criants d’appuis au sol, d’équilibre, de motricité adaptée… Mon livre se veut un signal d’alarme et dépasse le cadre de la maternelle et de l’école primaire : c’est des adultes de demain qu’il s’agit. La motricité générale se construit à partir de « patrons moteurs de base », ou « PMB », que les enfants vont ensuite combiner, en jouant sur la vitesse, l’intensité et l’intention, au fur et à mesure qu’ils grandissent.
Prenons un sportif de haut niveau, un handballeur champion olympique par exemple. Il reçoit le ballon, part en dribble, fait deux feintes, saute et tire au but. Ces gestes techniques correspondent à des PMB acquis au plus jeune âge, que le joueur combine avec une intensité tout autre. Ces patrons moteurs se retrouvent aussi dans l’habileté d’un artisan ou d’un ouvrier et dans nos gestes du quotidien.
Concrètement, que fait-on en EPS entre 3 et 6 ans ? Et quelle est la progression visée durant ces trois années ?
On étoffe un répertoire d’actions motrices fondamentales qui va se développer chez l’enfant en fonction de sa maturation et de la richesse des expériences vécues. Ces PMB sont déclinés en grandes familles : les locomotions (ou déplacements), les équilibres (attitudes stabilisées) et les manipulations, les projections et réceptions d’objets. La locomotion par exemple, ne se résume pas à marcher et courir : c’est aussi ramper, grimper, se déplacer sur des échasses, à vélo… Il existe une gamme infinie, toute une palette, avec des vitesses, des intensités et des plans différents. L’espace arrière, c’est-à-dire reculer, est par exemple très peu visité. Pourtant, un footballeur court en reculant afin de rester face au ballon et au jeu. Or lorsque je propose un tel exercice à mes étudiants d’Espé, certains tombent…
Il faut envisager l’éducation motrice comme un curriculum, en se donnant le temps, de la petite section de maternelle au CP. Car ces patrons moteurs évoluent avec l’âge. Ainsi, à 3 ans, au stade initial de l’attraper, un enfant tend ses bras dans l’attente du ballon et cherche à s’en saisir dans un mouvement d’étreinte lorsque celui-ci touche ses bras ou son tronc. Ce n’est que plus tard qu’il pourra capter le ballon avec ses mains. Les enseignants doivent accompagner les enfants, au maximum des potentiels de chacun, qui sont très différents. J’insiste sur ce point : en EPS, on est dans l’hétérogénéité, pas dans le performatif.
En fin d’ouvrage, vous vous interrogez sur « une certaine « sportivisation » de l’éducation motrice à la maternelle ». Vous écrivez notamment : « Si ramener la pratique sportive aux premiers temps de la scolarisation, comme le proposent les rencontres sportives en maternelle instituées par l’Usep, peut être pour certains critiquable, ce n’en est pas pour autant dépourvu d’intérêt. » Précisément, quel intérêt y trouvez-vous ?
Il y en a plusieurs, le premier intérêt étant d’augmenter le temps moteur. Prolonger le travail scolaire à travers l’Usep, le motricien que je suis est tout à fait pour ! Ensuite, quand je critique la sportivisation, c’est le fait de choisir de s’appuyer exclusivement sur une pratique codifiée, type baby-gym ou baby-tennis. Mais proposer « aussi » des activités sportives, comme le fait l’Usep, et permettre aux enfants d’accéder à une culture pré-sportive, est une richesse.
Le troisième intérêt, c’est le lien social. On s’ouvre à l’altérité en allant à la rencontre des autres. On investit aussi des rôles sociaux, ceux d’arbitre, de « maître du temps », etc., ce qui permet une réflexion sur son attitude dans le jeu et une observation de la rencontre et de son déroulement. C’est un temps de partage et d’échange qui dépasse le cadre plus réduit de la classe ou de l’école.
Proposer des expériences motrices globales
L’ouvrage de Fabrice Delsahut donne aux professeurs des écoles, aux parents et aux animateurs Usep que nous sommes de solides références pour comprendre et concevoir l’activité corporelle des enfants de maternelle. Il pose clairement les enjeux de l’apprentissage moteur et détaille, à travers de nombreux exemples, des actions motrices à mettre en œuvre afin que les enfants mobilisent mieux leur corps pour acquérir des connaissances, des capacités et des attitudes. Les « patrons moteurs de base », les processus d’équilibration, de dissociation, de coordination et d’automatisation, très bien explicités par l’auteur, permettent en effet l’acquisition des savoirs de base de la motricité.
En tant que mouvement sportif, associatif et pédagogique, cette lecture nous conforte également dans nos principes, tout en nous ouvrant de nouvelles perspectives.
Lors des rencontres sportives associatives que nous organisons en maternelle, nous nous retrouvons en effet pleinement dans ce que développe et défend l’auteur :
- offrir aux enfants la possibilité de s’engager dans des pratiques libres et spontanées, dans des pratiques structurées, à règles ;
- privilégier avec eux une approche ludique ;
- favoriser l’expression de leurs ressentis, de leur plaisir de faire, de s’exercer, de réaliser des efforts pour progresser et réussir ;
- accompagner leur pratique avec bienveillance et en les encourageant ;
- veiller à les engager dans des rôles sociaux qui donnent du sens aux apprentissages ;
- mettre en mots leurs actions pour relier « agir » et « dire ».
Par ailleurs, dans le cadre de notre partenariat avec l’Association générale des enseignants des écoles et classes maternelles publiques (Ageem) et des actions que nous co-construisons ensemble, nous allons pouvoir nous enrichir de l’expertise de Fabrice Delsahut pour proposer des expériences motrices globales plus adaptées et diversifiées, en nous attachant à ce que le « volume temps moteur » qu’il évoque soit suffisant et le plus propice au développement corporel. Nous participerons alors mieux encore à la construction des fondamentaux nécessaires à l’épanouissement et l’habileté des enfants.
Geoffroy Noir, vice-président de l’Usep chargé de la Recherche et de la Pédagogie