L’ouvrage Handicaps et activité physique a posé en 2014 les fondements d’une démarche que Xavier Chigot et Éric Bernad traduisent depuis en situations pédagogiques. Après les jeux collectifs, la natation et l’athlétisme, ils s’intéressent aujourd’hui à la danse et aux activités d’expression. L’occasion de revenir sur la question de l’inclusion des élèves en situation de handicap en EPS.

Xavier Chigot et Éric Bernad, vous êtes conseillers pédagogiques dans le Val-de-Marne, spécialisés dans le champ du handicap. Vos ouvrages proposent d’aider les enseignants à répondre aux besoins éducatifs particuliers des élèves en situation de handicap, dans le cadre de l’EPS. Quelle est l’origine de cette collection ?

Tout est parti d’une sollicitation des éditions EPS, qui ont constitué un groupe de travail pour faire le point sur le sujet. Dans le sillage de la loi de 2005 sur l’égalité des chances pour tous, les collègues des classes ordinaires étaient confrontés à la scolarisation d’élèves en situation de handicap. Fruit de près de trois ans de travail, l’ouvrage Handicaps et activité physique a proposé une démarche d’observation et d’adaptation. Restait ensuite à la décliner en situations pédagogiques concrètes. C’est ce que nous faisons depuis, en profitant de l’expertise technique de collègues dans une activité donnée : Marianne Hassid pour la danse, pour prendre l’exemple de notre dernier fascicule.

Comment résumeriez-vous votre démarche ?

En une phrase, ce pourrait être : « Sachant la diversité des élèves, comment répondre aux besoins d’apprentissage de tous ? » Nos propositions s’appuient sur les dispositifs imaginés par les enseignants pour compenser le désavantage subi par les élèves en situation de handicap. Mais cette approche vaut pour tout élève : le handicap, ce sont d’abord des besoins d’apprentissage. Et des besoins d’apprentissage, tout élève en a.

La situation diffère toutefois selon qu’il s’agit d’une classe ordinaire ou d’élèves d’un établissement spécialisé…

Bien sûr : un éducateur en institut éducatif moteur (IEM) évitera de proposer du saut en hauteur à des élèves en fauteuil, alors qu’en classe ordinaire il s’agira plus généralement de mettre l’élève en situation de handicap en réussite parmi ses pairs valides, en proposant des adaptations qui permettent de maintenir sa motivation, et de restaurer une image de soi souvent dégradée.

Comment avez-vous choisi les activités déclinées en fascicule ?

De façon très pragmatique. Plutôt que de proposer des activités innovantes conçues pour tel ou tel profil d’élève, nous sommes partis de ce que pratiquent au quotidien les professeurs des écoles : à savoir les jeux collectifs, la natation, l’athlétisme, les activités expressives. Cela nous laisse encore les activités de plein air, l’orientation, le « roule et glisse »…

D’où procèdent les situations pédagogiques proposées ? De réflexions personnelles ou d’expériences innovantes menées par d’autres ?

Xavier Chigot : Un peu des deux. Je m’occupe beaucoup des troubles fonctions motrices, en lien avec les établissements ressources du Val-de-Marne. Je vais dans les classes et réfléchis avec les enseignants à des adaptations dans toutes les disciplines, dont l’EPS. « Comment faire ? » : chaque jour, c’est la question.

Votre démarche repose sur trois temps : l’observation des élèves, la formulation d’hypothèses et la proposition d’adaptations. Pouvez-vous donner un exemple ?

Prenons la danse. Premier temps : observer l’élève en situation de handicap au sein d’un groupe d’élèves valides. Il s’agit d’être attentif aux obstacles qu’il rencontre, mais aussi et surtout à ses potentialités, c’est-à-dire à ce qu’il fait plutôt qu’à ce qu’il ne fait pas. Je m’explique : nous observerons qu’un élève « quitte la ronde », au lieu d’affirmer qu’il « ne respecte pas les consignes ». Deuxième temps : formuler des hypothèses afin d’identifier les besoins éducatifs particuliers des élèves. Les enseignants font souvent l’économie de cette étape, tant ils sont habitués à trouver immédiatement une solution. Or il ne suffit pas de repérer l’obstacle : il faut identifier et nommer ce dont l’élève a besoin pour dépasser cet obstacle. Enfin, troisième temps : proposer des adaptations.

Est-ce si simple que cela ?

Évidemment non ! C’est à la fois un travail d’équipe et une démarche empirique : on peut se tromper d’hypothèse, ou d’adaptation. Mais c’est ce maillon-là que nous, enseignants spécialisés, pouvons apporter aux professeurs des écoles.

Pour revenir à l’exemple de la danse, pour quelles raisons un élève quitte-t-il une ronde ?

Cela peut être parce qu’il a besoin de repères temporels : il ne sait pas à quel moment il faut passer à une autre action, ce qui peut être résolu par un repère sonore, visuel, ou le fait de venir lui taper sur l’épaule. Mais cela peut être aussi parce qu’il ne comprend pas pourquoi il faut former et rester dans la ronde : il a besoin de donner du sens à ce qu’il fait. Ou bien c’est parce qu’il n’est pas en confiance : trop de gens inconnus autour de lui. À chaque hypothèse peuvent correspondre plusieurs adaptations. Et nous n’identifions pas le type de handicap (moteur, auditif, visuel, mental) car les besoins sont communs à différents profils d’élèves.

Votre fascicule sur les activités expressives aborde à la fois les rondes, la danse de création, la danse collective, les marionnettes, les arts du cirque, la gymnastique rythmique et l’escrime artistique. Pourquoi un si large éventail ?

Il nous a semblé intéressant d’aller voir du côté d’activités différentes mais permettant de développer des compétences similaires, parce que certaines répondront mieux aux besoins et aux potentialités de tel ou tel profil d’élève. Prenons la danse : cette activité peut apparaître comme un support privilégié pour des élèves en situation de handicap, car on est sur le « corps sensible », sans enjeu compétitif. En outre, l’espace sol est idéal pour les élèves ayant des difficultés motrices. D’un autre côté, la multiplicité des consignes dans les danses traditionnelles risque de nous faire « perdre » certains enfants en chemin. Déplacer une marionnette sera alors plus facile pour certains, en leur permettant de s’exprimer avec la parole plutôt qu’avec le corps. Quant à l’escrime artistique, c’est l’expérience d’un collègue qui nous a séduite. Et puis, cette activité est pratiquée à l’Usep, non ?

Les fédérations sportives scolaires, Usep et UNSS, et celles dédiées au handicap, Handisport et Sport adapté, sont associées à chacun de vos ouvrages. Dans le dernier, l’Usep propose d’utiliser la danse contemporaine comme activité support. Qu’en pensez-vous ?

Votre question nous renvoie à notre première expérience en matière de danse d’improvisation : nous avions rencontré les élèves, atteints de troubles moteurs, d’un dispositif Ulis, pour leur proposer un projet commun avec des CM1 d’une classe de Vitry-sur-Seine. Leur première réaction fut : « On ne va jamais y arriver ! » Leur représentation était celle de la danse de salon, qu’il est inimaginable de pratiquer quand on peine déjà à se tenir debout. Moins codifiée, la danse créative offre davantage de liberté, ce qui est un atout pour s’adapter aux potentialités de chacun. Attention cependant ! Chez nos élèves, les problèmes sensoriels et moteurs ne sont pas forcément les plus importants : les troubles cognitifs sont également présents. Devoir opérer des choix peut les fragiliser, les déstabiliser. Certains préfèreront une routine, un enchaînement ritualisé.

Avez-vous une idée de l’impact de vos ouvrages ?

Durant près de dix ans, nous avons organisé avec l’Usep en Val-de-Marne une grande manifestation appelée « Handi : cap sur le sport ! », qui réunissait des structures et dispositifs spécialisés et des classes ordinaires, autour d’activités adaptées et handisport préparées à l’avance. Ce que nous proposions dans nos fascicules, en particulier celui sur les jeux et sports collectifs, prenait alors tout son sens. Lors de différentes interventions, nous avons aussi rencontré des conseillers pédagogiques qui les utilisaient. Mais pour ce qui est de l’impact direct dans les classes, il est bien difficile de l’estimer.

Les enseignants sont-ils suffisamment « armés » pour mettre en place ce que vous proposez ?

C’est difficile à dire. Ce qui est avéré en revanche, c’est que désormais les conseillers pédagogiques envisagent l’accueil de jeunes en situation de handicap. Cela dépasse l’incidence de nos travaux et s’inscrit dans un contexte général, avec des injonctions du ministère pour prendre en compte la présence de tous les élèves. L’inspectrice chargée du dossier de l’EPS en Val-de-Marne nous a également informés que nous serons amenés à développer des projets dans la perspective des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024.

Nous sommes également sollicités par l’université Paris-Est Créteil pour partager notre démarche avec des étudiants en Staps qui se destinent au professorat d’EPS. Et, en dehors du milieu enseignant, nous avons récemment été invités à traiter de la question du handicap avec des maître nageurs sauveteurs.

Mais tout enseignant peut-il reproduire les situations proposées ?

Oui, avec un accompagnement. Car il ne faut pas le cacher : pour un enseignant non spécialisé dans le champ du handicap, il peut être difficile d’identifier et de nommer les besoins d’apprentissage d’un élève.

Se pose aussi la question de l’évaluation des élèves en situation de handicap…

C’est un point essentiel, et c’est pourquoi nos séquences pédagogiques se terminent par une situation d’évaluation – et plus rarement une proposition de rencontre. L’évaluation est une question particulièrement complexe pour les enseignants : à partir de quel moment évaluer l’élève ? faut-il prendre en compte les compensations imaginées pour le mettre en réussite, ou est-ce l’avantager par rapport aux autres ? À ceci, nous répondons clairement : il faut conserver les compensations dans l’évaluation, sinon on évalue un handicap, pas une performance. On n’imagine pas d’enlever à un déficient visuel son guide le jour où on l’évalue sur 200 m en athlétisme ! L’important, c’est de repérer des contextes de réussite et s’appuyer dessus pour enlever ensuite les béquilles, et mesurer les progrès. Et cela, c’est une vraie problématique de terrain dans l’Éducation nationale.