Historien de l’EPS et professeur à l’université de Strasbourg, Jean Saint-Martin est intervenu au congrès 2019 de l’Usep sur les 80 premières années de la fédération, depuis sa création jusqu’aux enjeux d’aujourd’hui. Il a même découvert à cette occasion des réalités qu’il méconnaissait sur le sport scolaire de l’école publique.

Jean Saint-Martin, comment considériez-vous l’Usep avant de préparer l’exposé présenté fin avril à Pau ?

Je considère l’Usep comme un acteur éducatif de premier plan. C’est également une institution qui m’est chère car elle s’efforce de réussir le difficile pari de la démocratisation qualitative d’une éducation « par » le sport. Si j’ai principalement travaillé sur le sport scolaire du second degré et universitaire, en tant qu’enseignant j’ai toujours été très sensible au parcours des élèves : qu’ont-ils fait avant, et qui peut expliquer leurs capacités motrices ou leurs compétences méthodologiques et sociales ? L’Usep, c’est le début du parcours. C’est aussi la diversité, car cette fédération n’a pas une fonction uniformisante, bien au contraire.

L’avez-vous connue enfant ?

Non, je n’ai jamais été licencié à l’Usep, car l’école primaire que j’ai fréquentée – et où enseignait ma mère – était enclavée, au pied du massif du Sancy, dans le Puy-de-Dôme. J’ai découvert le sport scolaire en 6ème, en 1975, année où fut nommé pour la première fois un enseignant certifié d’EPS au collège de Besse-en-Chandesse. En revanche, j’ai été licencié à l’Ufolep lorsque j’ai joué en sport corporatif à la fin des années 1990 dans la banlieue grenobloise.

Vous avez mis en évidence les « permanences » et des « ruptures » des 80 premières années de l’Usep. Commençons par les permanences : quelles sont-elles ?

J’en vois trois. La première est résumée par ce slogan des années 1970 : « Le sport de l’enfant, pour l’enfant, par l’enfant », qui traduit le fait que le projet de l’Usep a toujours été éducatif, avant d’être sportif. La deuxième permanence, c’est la volonté de « faire découvrir » la diversité culturelle des pratiques corporelles, qui ne se réduisent pas aux sports compétitifs mais englobent aussi les pratiques artistiques et les jeux traditionnels. Enfin, la troisième permanence, dont j’ai vraiment pris la mesure lors de mes recherches pour cet exposé, c’est la capacité à former ses propres personnels : des enseignants et d’autres personnes ressources, notamment des parents d’élèves. Pour moi, ces trois permanences, c’est vraiment l’ADN de l’Usep.

Et les ruptures ?

J’ai identifié trois périodes, caractérisées par un sport « affinitaire » (1939-1969), puis « éducatif » (1969-2004) et « citoyen » (depuis 2004). Ces trois périodes accompagnent une lente « autonomisation » de l’Usep.

À son origine, l’Usep s’inscrit avec l’Ufolep dans une offre alternative aux fédérations olympiques. En 1969 débute à mon sens une seconde période, avec l’instauration du tiers temps pédagogique à l’école primaire, où l’Usep s’affiche comme une fédération éducative. Puis, en 2004, on entre dans l’affichage d’une « fédération sportive scolaire » à part entière.

En quoi 1969 est-il une borne temporelle ?

Le tiers temps pédagogique mis en place cette année-là donne l’opportunité aux maîtres et maîtresses, mais aussi à l’Usep, de justifier d’une place incontournable dans l’éducation des enfants. Le tiers temps pédagogique trouve ses origines dans les orientations du Front populaire et des expériences menées dès les années 1930 dans le Loiret ou à Lyon avec les classes de santé : se développe alors une réflexion sur les liens entre temps scolaire et périscolaire, avec l’idée de la frontière entre l’école et la société qui l’environne n’est pas si étanche…

Depuis 1969, il y a une vraie problématique du temps long : aujourd’hui, un élève qui sort du système scolaire à 16 ans a vécu environ 1 000 heures d’EPS, en incluant le primaire, ce qui n’est pas rien. On construit alors un contre-projet qui s’écarte du modèle olympique promu par l’État gaulliste, pour privilégier l’acculturation des générations post baby-boomers aux cultures sportives, au pluriel. L’Usep propose une alternative où le sport n’est pas un but, mais un moyen, un support pédagogique et didactique au service de l’épanouissement de la personne. Elle s’inscrit en rupture avec ce qu’elle faisait avant, quand elle participait à une acculturation sportive calquée sur le modèle compétitif, pour s’attacher à une culture corporelle à base de jeux, en visant l’émancipation de la personne. Et elle m’apparaît pionnière dans cette démarche.

Et 2004 ?

C’est une rupture institutionnelle, structurelle. À travers l’élection d’un président distinct de celui de l’Ufolep, l’Usep s’affranchit à la fois de la Ligue de l’enseignement et d’une fédération dont elle fut initialement la commission scolaire, pour réclamer son droit à l’autonomie. Ce qui ne signifie pas forcément indépendance : c’est plutôt la revendication de la capacité à « être soi parmi les autres », avec la permanence de l’idée de collectif. On peut y voir une conséquence ou un prolongement du congrès de Toulon de 1993, quand le président de l’Ufolep-Usep de l’époque, Michel Leblanc, insistait dans son rapport sur la nécessité de faire des efforts de communication, afin de convaincre les responsables politiques et l’opinion publique de la plus-value éducative des projets d’éducation par le sport de la fédération. Je caractérise cette période en parlant de « sport citoyen » car il ne s’agit plus de promouvoir un sportif citoyen mais un citoyen sportif, en cherchant à valider des compétences intellectuelles, motrices, méthodologiques et sociales par l’intermédiaire des pratiques corporelles.

Qu’avez-vous découvert que vous ignoriez jusqu’alors ?

J’ai eu la surprise de constater que, durant les Trente Glorieuses (1945-1975), l’Usep compte davantage de licenciés que l’Ossu, ancêtre de l’Assu et de l’UNSS, alors qu’elle est très mal représentée. En 1954 par exemple, l’Usep en compte 208 000 (soit 10 % de tous les licenciés sportifs français) contre seulement 144 000 à l’Ossu, qui reçoit pourtant la majorité des subventions et se présente, par la voix de son directeur, Jacques Flouret, comme la seule incarnation du sport scolaire. Tout comme l’actuelle directrice de l’UNSS a parfois tendance à signer « directrice du sport scolaire »… L’écart se creuse même au mitan des années 1960, avec deux fois plus de licenciés à l’Usep qu’à l’Ossu. L’Usep joue à cette époque un rôle d’acculturation sportive très important.

J’ai aussi découvert l’engagement sans faille des instituteurs et institutrices. On peut aussi penser que leur participation aux regroupements de l’Usep est une façon parmi d’autres de rompre leur isolement et d’échanger avec des collègues sur des problématiques d’éducation par le sport.
Enfin, j’ignorais le rôle déterminant de l’Usep en matière de formation. L’Usep a mis en pratique le principe de formation continue bien avant qu’il ne soit reconnue par l’Éducation nationale ! Le stage national de Talence pour la leçon du Lendit m’a tout particulièrement intéressé, et l’un de mes étudiants souhaiterait réaliser une thèse de 3ème cycle sur la question des Lendits primaires. Il a du reste déjà réalisé un excellent mémoire de master 2 sur Laurent Haure-Placé, figure emblématique de l’Usep des années 1950

Comment l’histoire éclaire-t-elle les rapports entre l’Usep et l’UNSS ?

La comparaison entre les deux fédérations du sport scolaire est forcément biaisée, car elles n’ont pas les mêmes caractéristiques. À l’UNSS, le sport scolaire est animé par des profs d’EPS qui, dans le cadre de leur service hebdomadaire, ont un forfait de 3 heures dédié à celui-ci. Même quand il n’y a pas d’élèves licenciés… Si, de la part des élèves, le sport scolaire y relève d’une démarche volontaire, il est obligatoire pour les enseignants. C’est comme si un professeur des écoles avait aujourd’hui 3 heures pour animer l’association Usep ! L’Usep, pour sa part, est marquée par le sceau du bénévolat, avec des contraintes juridiques supplémentaires liées à la vie associative.

Et que pensez-vous des voix qui prédisent à terme l’absorption de l’Usep par l’UNSS, par souci de l’Éducation nationale de voir le sport scolaire présent dans toutes les écoles ?

Comment fusionner deux entités si distinctes ? Cette perspective, si elle existe, m’effraie. Les dégâts collatéraux seraient terribles, et les élèves les premières victimes… Pour moi, ces deux entités sont complémentaires. Ce qui n’empêche pas une saine et intelligente collaboration entre les deux structures, au niveau local notamment, ce qui se fait déjà au niveau du district UNSS. De la même manière, le cycle 3 (du CM1 à la 6e) offre l’opportunité à tous les acteurs de travailler ensemble au parcours de formation de l’élève. Mais mettre l’Usep sous tutelle de l’UNSS serait pour moi une erreur.

Mikaël Attali, co-auteur avec vous d’un ouvrage de référence sur l’histoire de l’EPS, justifiait son faible intérêt pour l’Usep par sa présence inégale dans les écoles. Qu’en pensez-vous ?

L’Usep incarne pour moi la diversité des initiatives pédagogiques, et chaque instituteur joue un rôle fondamental. Je vais vous raconter une anecdote personnelle : enfant précoce et plutôt hyperactif, à l’âge de 5 ans j’ai été envoyé par ma mère chez ses parents, à 15 km de là, et ma grand-mère m’a elle-même confié à l’instituteur du village. Dans cette classe unique, j’ai vécu une expérience inoubliable, avec un maître extraordinaire dont la démarche pédagogique, sans doute inspirée de la méthode Freinet, était basée sur le jeu et l’activité de l’enfant, qu’il s’agisse des enseignements intellectuels ou physiques. Grâce au jeu, j’ai pu révéler mon potentiel et apprendre à lire en quelques semaines, ce qui m’a permis de sauter le CP en revenant dans l’école où enseignait ma mère, où les méthodes étaient plus traditionnelles. Par la suite, « interne » au lycée d’Issoire, j’étais accueilli le mercredi par mon oncle et ma tante, tous deux instituteurs, et j’ai également été marqué par mon professeur d’EPS de 6e. Tous m’ont fait comprendre que chaque expérience éducative est unique. De là vient mon ambition de devenir enseignant. Je suis contre l’uniformisation, et si l’Usep diffère de l’UNSS c’est aussi parce que ses acteurs sont différents.

Pour en revenir à votre question, il est vrai que l’histoire du sport scolaire s’est peu intéressée à l’Usep. Mais je ne suis pas certain que l’UNSS soit toujours si différente que l’Usep en termes de disparité de pratiques…

A l’AG de Pau, Véronique Moreira, la présidente de l’Usep, a insisté sur la nécessité de réinvestir le hors temps scolaire. Qu’en pensez-vous ?

Cela me semble absolument fondamental. L’ADN de l’Usep reste le hors temps scolaire, pratique volontaire et non obligatoire qui fédère les énergies à travers l’engagement de l’instituteur et la cogestion par les élèves, qui sont alors au centre d’un projet d’éducation par le sport.

Cela rejoint la définition du sport scolaire donnée par Pierre Arnaud, et citée au début de votre exposé : un « rassemblement volontaire des élèves dans l’association multisports de leur établissement scolaire ». C’est-à-dire en dehors du temps contraint de la classe.

Oui. Mais après, il y a des obstacles… Le ministre de l’Éducation nationale est-il prêt à s’inspirer, pour le 1er degré, du décret pris en 1950 par son lointain prédécesseur pour accorder 3 heures hebdomadaires aux professeurs d’EPS pour animer le sport scolaire ? Cela mettrait les instituteurs en condition de réussite !

L’AG de Pau s’est également prononcée sur des aménagements au principe « une école = une association »…

Ce principe, je l’entends de manière différente de vos militants, comme un observateur très extérieur. Si j’ai bien compris, il s’agissait pour l’Usep de réaffirmer auprès de ses comités le principe selon lequel l’école est l’entité de base la plus favorable au développement d’une vie associative, tout en accordant plus de souplesse afin de coller à certaines réalités de terrain. Pouvoir par exemple se rattacher à l’association de l’école voisine avant de créer la sienne, ou d’associer des écoles maternelle et élémentaires mitoyennes. En tout cas, de mon point de vue, ça ne doit surtout pas signifier qu’il faut imposer la création administrative, dans chaque école, d’une association qui ne serait peut-être qu’une coquille vide, comme c’est malheureusement le cas dans certains établissements du second degré et notamment en lycée professionnel, où le sport scolaire souffre d’un manque de licenciés.

Quel est selon vous l’apport le plus marquant de l’Usep au sport scolaire ?

L’Usep, c’est la première étape, essentielle et déterminante, d’une acculturation intelligente aux cultures corporelles en général, et pas seulement à une monoculture sportive dominante. À l’instar de la découverte de l’écriture, de la lecture et du calcul, l’Usep a une mission centrale dans l’accès au patrimoine corporel et culturel. Même si tout ne se joue pas avant 6 ans, rater cette première marche risque d’être rédhibitoire en matière d’éducation à la santé et à la citoyenneté. Plus on sensibilise tôt aux bonnes pratiques, mieux les enfants se les approprieront. Et cela commence à l’école maternelle, pour accéder à des compétences motrices, intellectuelles, méthodologiques et sociales.

Propos recueillis par Philippe Brenot